Le Conseil de Défense des Libertés et des Droits de l'Homme de Prishtina.
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nterroger
l'histoire pour y rechercher les droits d'un peuple à occuper son
territoire actuel, ou au contraire pour lui faire dire que telle
communauté humaine ne devrait pas s'y trouver, est une entreprise
pleine de risques et, disons-le, illégitime. Majoritaire ou
minoritaire, tout peuple a en effet le droit de vivre là où il vit
aujourd'hui. Encore se doit-on de répondre lorsque des affirmations,
trop longtemps officielles, utilisent l'histoire en la falsifiant de
façon à dénier à un peuple ce droit élémentaire, comme c'est, depuis
longtemps hélas, le cas des Kosovars. Déjà en 1981, je soulignais, en
réponse à Michel Aubin, qui venait d'écrire dans Le Monde que le Kosovo
avait été "le centre économique et politique du royaume médiéval serbe aux treizième et quatorzième siècle"[2],
combien il était risqué de déduire d'un fait bien réel, le rôle central
du Kosovo dans le royaume serbe des XIIIème et XIVème siècles, l'idée
que la population de la région était nécessairement serbe ou, du moins,
très majoritairement serbe : un bon exemple, à la fin du XIVème siècle,
est précisément un petit Etat dirigé par des Serbes, le "despotat" de
Serrès, dans l'actuelle Macédoine grecque, où la classe dominante slave
encadrait une population restée massivement grecque, comme l'a depuis
longtemps montré le grand historien russo-serbe Georges Ostrogorski[3]
. Et on en pourrait dire autant de l'actuel Monténégro, l'ancienne Zêta
où, pendant bien plus longtemps, une dynastie d'origine slave, les
Balsic, a dominé sans problèmes graves une population majoritairement
albanaise, tout cela administrant la preuve que les peuples anciens
étaient beaucoup moins sensibles qu'on ne l'est aujourd'hui au
caractère "étranger" de leurs classes dirigeantes.
En
outre il est toujours dangereux de faire débuter l'histoire à une
époque trop bien choisie, en l'occurrence, la période des grandes
conquêtes serbes qui s'achève, en 1355 avec la mort du tsar Stefan IX
Dusan, car le risque est de se voir rétorquer :
"et avant ?", mais aussi "et après ?"
L'
"après", pour les tenants d'un Kosovo fondamentalement serbe, c'est
l'invasion ottomane, qui aurait chassé les Serbes des meilleures terres
avant de les contraindre à émigrer de la région, surtout en 1690 et en
1738, pour se réfugier en Hongrie méridionale, tandis que les Turcs les
remplaçaient par des éléments albanais islamisés venus de l'actuelle
Albanie du Nord : nous y reviendrons, mais occupons-nous d'abord de
l'"avant". Car, si les Serbes dominent le Kosovo aux XIIIème et XIVème
siècles, qu'en était-il dans les siècles précédents, et dans quelles
conditions y sont-ils venus ?
Les
Slaves, dernier des peuples dits "indo-européens" à diffuser sur
l'Europe, se sont installés dans les Balkans du Nord aux VIème et
VIIème siècles, d'une manière au reste plutôt pacifique, en bons
agriculteurs qu'ils étaient, et parmi eux les Serbes et les Croates,
mais auraient-ils alors pris possession d'un désert ? Les recherches
archéologiques menées, depuis les années 50, tant en Albanie qu'au
Monténégro et en Macédoine, ont confirmé qu'une civilisation dite "de
Koman", dont les plus anciens témoignages remontent aux VIIème-VIème
siècles avant J.C., et dont la continuité est remarquable jusqu'aux
VIIème et VIIIème siècles de notre ère, où elle apparaît christianisée
et influencée par la culture byzantine. Que les textes grecs du haut
Moyen Age nomment "illyriennes" les populations de ces parages
n'implique évidemment pas qu'ils soient peuplés de purs illyriens, pas
plus que les Auvergnats ne peuvent être considérés aujourd'hui comme de
vrais gaulois : si bien des raisons incitent à y voir les ancêtres des
actuels Albanais, ces "Illyriens" ont été hellénisés et surtout
fortement romanisés, avant de reparaître au XIème siècle sous le nom d'Albanoi ou d'Arvanites,
sans qu'aucune source n'indique qu'ils aient émigré vers les Balkans au
Moyen Age, une théorie pourtant encore parfois soutenue par Serbes et
Grecs[4].
En
tout cas, ces éléments préexistent aux Slaves qui, apparemment, ne se
sont livrés à aucun "nettoyage ethnique" à leurs dépens lors de leurs
migrations, mais qui les ont tout naturellement influencés à leur tour,
comme en témoigne l'importante toponymie slave de l'Albanie et du
Kosovo. Encore doit-on remarquer que cette toponymie, qui suppose
évidemment d'importants brassages entre Slaves et populations locales,
est nettement bulgare, et non serbe, ce qui est assez normal, si l'on
songe que les Bulgares ont occupé la région à plusieurs reprises, aux
IXème et Xème siècles, époque à laquelle leur dernier empire avait sa
capitale à Ochrida (Ohrid), à 100 kilomètres de Prizren, cœur du Kosovo
médiéval.
A cette époque, les Serbes sont bien loin du Kosovo : après être descendus tout au long de la côte dalmate, poussés par les Croates qui, eux, s'y installèrent, ils créent leur première formation étatique entre la Morava et l'actuel Monténégro, et c'est seulement après 1217, date à laquelle le prince Stefan prend le titre royal et reçoit sa couronne du pape, que la Serbie se dilate progressivement pour englober le Kosovo. La faiblesse des sources au XIIIème et au début du XIVème siècle ne permet pas de percevoir les populations conquises, mais elles sont très certainement albanaises, comme le prouvent les textes serbes eux-mêmes, à l'époque du tsar Dusan. Parmi elles, on note certes des Albanais (et des Valaques) apparemment semi-nomades, et peut-être venus d'Albanie, d'où les chassent une forte seigneurialisation et les guerres byzantino-serbes, car le Code de Dusan, en 1349, s'efforce de limiter leur installation sur les terroirs ; mais il existe une population albanaise manifestement locale, puisque ce même tsar, l'année précédente, fait donation à un monastère de Prizren de neuf villages qu'il qualifie d'arbanas, c'est à dire d'albanais ; même s'ils sont alors majoritairement orthodoxes, ces Albanais sont souvent des chrétiens catholiques, car la région a été affectée depuis le XIIème siècle, depuis la zone côtière, d'une importante vague de missions romaines, à tel point que, en 1326, un propagandiste de la croisade anti-orthodoxe décrit "Latins et Albanais" de la région comme "opprimés par le joug insupportable et la très dure servitude du Seigneur des Slaves qui leur est odieux et abominable", à tel point que, si paraissait une armée française, dit-il, "tous, ensemble et individuellement, croiraient rendre leurs mains sacrées s'ils les plongeaient dans le sang des susdits Slaves"[5].
Laissons
à notre propagandiste la responsabilité de ses propos haineux contre
les Serbes : la réalité est, quand commence la conquête turque de ces
régions, que les Albanais, comme les Valaques et les Bulgares du reste,
sont aux côtés des Serbes, et en particulier à la bataille du Champ du
Merle, en 1389, malgré la version serbe qui voudrait que seuls les
Serbes y aient été vaincus : les sources grecques et turques
s'inscrivent en faux contre cette thèse. La Serbie, disloquée après la
défaite, laisse en tout cas alors émerger des unités territoriales
serbes, à côté d'autres, clairement albanaises, comme la principauté
des Kastrioti, dont le pouvoir s'étendait du Kosovo à la mer : en 1420,
le prince Jon, père de Skanderbeg, le héros national albanais,
accordait à la république de Raguse (Dubrovnik), un privilège
commercial valable sur tous les territoires qui séparent Prizren de
l'Adriatique[6].
Ces princes albanais, comme les princes slaves du reste, ne sont certes
pas les amis des Ottomans, et ils sont même, jusqu'à la mort du héros,
en 1468, le principal obstacle à leur progression vers l'ouest des
Balkans : l'historien grec Doukas explique du reste la victoire turque
par l'amoindrissement des Albanais.
Fait
remarquable, il n'y a nulle mention, à cette époque, d'une animosité
entre Serbes et Albanais : inversant le mouvement, des seigneurs
albanais dominent désormais des pays en partie slaves, comme les Serbes
dominaient auparavant des populations à composante albanaise : Jon
Kastrioti nous a laissé des débris de sa chancellerie, dont le slavon
était la langue usuelle. Au reste, l'étude, en cours, des registres
cadastraux ottomans, les defterler, dont le premier
connu est celui d'Albanie, rédigé en 1431, montre à quel point les
populations albanaises et slaves étaient déjà imbriquées l'une dans
l'autre : tout comme le cadastre de Vilkili (Kosovo central), établi en
1455 et étudié par l'historien bosniaque A. Hanzic, celui de Shkodra,
daté de 1485 et qui englobe toute la zone kosovar de Pec, prouve que,
suivant les cantons, Serbes et Albanais sont tantôt minoritaires,
tantôt majoritaires, et dans les mêmes villages[7].
Un tel mélange intime serait évidemment inimaginable si, contre toute
raison, on supposait qu'une des deux populations y ait fait récemment
intrusion. D'ailleurs, aucun mouvement notable de population d'Albanie
vers le Kosovo n'est perceptible avant le XVIème siècle : quand il
survient, il indique bien que les migrants se rendent au Kosovo parce qu'ils savent y retrouver d'autres Albanais, qui y vivent de toute ancienneté.
Ces
Kosovars sont, nous l'avons dit, au moins en partie catholiques
romains, comme l'étaient aussi les Bosniaques. Mais, ici et là,
l'encadrement religieux était surtout d'origine étrangère, italienne ou
française, de sorte que, avec la conquête turque, une partie importante
du clergé a quitté le pays, laissant sur place des communautés souvent
livrées à elles-mêmes. Les visites pastorales du XVIIème siècle nous
les montrent en butte aux tracasseries de l'Eglise orthodoxe qui
cherche à leur extorquer des taxes indues, en particulier à Pec et à
Prizren, une ville dans laquelle Marino Bizzi, archevêque d'Antivari,
dénombre, en 1610, un peu plus de 30 maisons de Latins, mais une grande
majorité de "schismatiques" et de "turcs", probablement des convertis
plus que des Turcs d'origine[8].
La vision qu'en donnent ces visites est si misérable qu'elle explique
aisément la tentation qu'exerce sur ces chrétiens un passage à l'islam
qui, au contraire, sera gage d'une promotion sociale.
Point
n'est donc besoin de supposer une colonisation turque généralisée, ni
un afflux d'Albanais musulmans venus d'Albanie, où la situation
religieuse est alors exactement la même, pour comprendre les raisons
d'une conversion à l'islam qui affecte particulièrement ces zones
fragilisées et isolées, Kosovo comme Bosnie. Ici comme là, les
"musulmans" d'aujourd'hui sont essentiellement les descendants de ces
convertis des XVIème et XVIIème siècles : les Albanais, musulmans ou
non, n'ont jamais envahi le Kosovo, ils y étaient bien avant les Serbes
qui, de leur côté, ne sont pas non plus des nouveaux venus. Mais, à
cette époque, ceux qui restent chrétiens, serbes ou albanais, savent
encore dépasser, pour s'unir, les frontières de leurs Eglises et de
leurs cultures : lors des grandes insurrections du XVIIème siècle, les
"comités" proprement albanais établissent des liaisons organiques avec
ceux qui voient le jour dans des régions très majoritairement slaves.
Et il est vrai que ces vieilles traditions étaient, au XIXème siècle
encore, un dernier rempart contre le nationalisme trop commun en ces
climats et dont, de nos jours, nous pouvons constater les ravages : le
grand historien Konstantin Jirecek (1854-1918), certes tchèque, mais que les Serbes ont toujours considéré comme un des pères de leur histoire, rappelait, dans sa Geschichte der Serben, ces ballades populaires, de tradition orale, qui donnait des ancêtres communs à des tribus albanaises et serbes[9].
Une leçon que certains auraient intérêt, aujourd'hui, à méditer, non-face aux turcs, mais confrontés à des intérêts internationaux qui gagnent à la division prolongée du monde balkanique, et voudraient faire croire que la guerre est le seul remède capable d'y remédier.
[2] Michel Aubin, Du mythe serbe au nationalisme albanais, Le Monde, 5-6 avril 1981.
[3] Georges Ostrogorski, Serska oblast posle Dusanove smrti (La région de Serrès après la mort de Dusan), Belgrade, 1965.
[4] A. Ducellier, Les Albanais dans l'Empire byzantin : de la communauté à l'expansion, The Medieval Albanians, Athènes, 1998, pp.17-45.
[5] Pseudo-Brochard, Directorium ad Passagium Faciendum, Recueil des Historioens des Croisades, Historiens Arméniens, II, p. 482.
[6] A. Ducellier, Genesis and Failure of the Albanian State, dans A. Pipa, éd., Studies on Kosova, East European Monographs, Bulder, Columbia University, New-York, 1984, pp. 3-22 et A. Ducellier, L'Albanie entre Byzance et Venise, Londres, 1987, chap. XII.
[7] Sur ces points, voir A. Ducellier, Les Albanais ont-ils envahi le Kosovo, dans le même ouvrage, chap. X ; avec les références.
[8] I. Zamputi, éd. Relations sur la situation de l'Albanie du Nord et du centre au XVIIème siècle, Tirana, 1963 (texte italien et traduction albanaise).
[9] K. Jirecek, Geschichte der Serben (Histoire des Serbes), I, Gotha, 1911, p. 152. En 1959-1962, l'Académie des Sciences de Serbie publiait, en deux forts volumes, les œuvres "choisies" de Jirecek. Son Histoire des Serbes, écrite en allemand, a été aussi traduite, évidemment, en langue serbe.
A |
situation exceptionnelle, réaction exceptionnelle ; alors que depuis 1981, le peuple albanais du Kosovo subit les persécutions et la répression des forces de l'armée et de la police serbes, celui-ci a réagi avec pacifisme en construisant et
en organisant patiemment sa propre société "clandestine " ou parallèle ".
10 ans d'apartheid ont touché toutes les strates de la population et de la vie. Les systèmes politiques, juridiques, éducatifs, sanitaires, administratifs, économiques, culturels et de l'information ont tous été atteints par une discrimination basée sur l'origine nationale, l'appartenance religieuse et les convictions politiques. La communauté albanaise s'est ainsi vue nier le droit à disposer de son sort, et l'individu, sa propre identité. Voilà pourquoi ici "la politique n’est plus seulement devenue une prise de position mais un mouvement pour la survie, pour défendre l'existence. "[10]
En même temps, la société a vécu une profonde mutation. Mutation consécutive à une explosion démographique, à une évolution des comportements, au conflit entre traditions et modernité et à la sortie du système communiste. En s'organisant démocratiquement face à la terreur, les Albanais ont choisi de ne pas se situer sur le même terrain que l'agresseur. Cela a été possible en impliquant toute la population dans un effort de résistance collective faisant naître un puissant sentiment de citoyenneté (dans une république clandestine) et de solidarité.
La singularité se trouve là, dans cette nouvelle corrélation et dans
cette coexistence de longue durée. Mais cette singularité a eu pour
conséquence de rendre l'avenir de la société albanaise du Kosovo
entièrement tributaire de la communauté internationale.
Manifestation
pacifique devant les policiers serbes, 1998. photo : Conseil des
droits de l'homme de Prishtina.
La bataille constitutionnelle.
L |
'acte fondateur de la résistance et de l'organisation de cette société parallèle est un attentat politique perpétré par le régime de Slobodan Milosevic. Le 23 mars 1989, les policiers serbes investissent l'Assemblée ; les parlementaires sont contraints de voter la suspension de leur constitution. La nouvelle constitution, grâce à l'amendement 47,
permet
à la Serbie de changer à son gré la constitution des provinces
autonomes. Cela aboutira à la suppression, le 27 septembre 1990, par
l'assemblée de la Serbie de l'autonomie des provinces de la Kosove et
de la Voïvodine. De leur côté, les parlementaires kosovars refusant de
cautionner l'état de fait, poursuivent la bataille constitutionnelle en
se basant toujours sur la constitution de 1974, celle de Tito.
Plusieurs résolutions sont ainsi prises en toute légalité mais
clandestinement :
- le 7 septembre 1990, le Parlement du Kosovo proclame la République de la Kosove.
- le 22 septembre 1991, le Kosovo est déclaré indépendant.
- par
référendum (26-30 septembre 1991) les kosovars expriment leur volonté
de vivre dans une république souveraine et indépendante conformément à
l'article 1er du Pacte International relatif aux
droits civils et politiques (ratifié par la Yougoslavie le 30 janvier
1971) qui reconnaît le droit à l'autodétermination.
- le 19 octobre 1991, Bujar Bukoshi est élu, par le parlement, président de la République de la Kosove.
- le
24 mai 1992, Ibrahim Rugova (président de la Ligue Démocratique du
Kosovo) est élu président de la République lors des élections
législatives et présidentielles multipartites (la LDK
obtint 76,44% des voix).
La
fondation de la LDK, dans le cadre de l'introduction du multipartisme
dans la Fédération des Républiques Yougoslaves, date de décembre 1989.
Dès sa naissance elle comptera 200 000 membres. Elle en comptait
environ 800 000 récemment. La politique de la LDK et du gouvernement
autoproclamé était d'éviter le conflit tout en légitimant la résistance
pacifique devant la communauté internationale. Il faut noter qu'au sein
du Conseil de coordination des partis politiques albanais, il existait
un accord tacite qui faisait que les distinctions en termes de
politiques n'étaient pas importantes. Ce qui importe, c'est la
solidarité nationale.
"L |
e mouvement enclenché est issu d'une nécessité et d'un choix. "[11]. Nécessité par rapport aux atteintes à la liberté. Choix de l'esquive, choix de l'idéal démocratique.
Malgré la violente et continuelle opposition des autorités serbes à la constitution de l'Assemblée[12],
celle-ci a pu toutefois fonctionner à travers ses commissions
respectives, dans les domaines de l'économie, de l'information, de la
santé publique, de l'éducation, de la politique étrangère...
Ainsi,
lorsqu'en septembre 1989, un système de répartition par nationalité est
instauré dans les classes et lorsqu’en septembre 1990 les écoles
albanaises sont progressivement fermées, l'enseignement secondaire
indépendant se met en place dès février 1991. L'année suivante, c'est
au tour de l’enseignement supérieur. Après
avoir manifesté pour pouvoir réintégrer les locaux et devant les
violences des policiers, la solution sera de continuer les cours dans
les maisons privées.
En 1994, le système éducatif parallèle comptait 335000 élèves. 18000 enseignants assuraient les cours.
Evidemment toute cette organisation nécessitait un financement. Celui-ci se présentait sous la forme d'un impôt volontaire qui concernait les expatriés (collecté par le gouvernement en exil) et les résidents albanais. La taxe d'imposition était de 3% du revenu pour les citoyens habitant à l'étranger et de 5% pour les citoyens habitant au Kosovo. La somme récoltée bénéficiait au gouvernement, aux syndicats et aux associations.
Décentraliser le pouvoir.
Sur le terrain, les conditions de vie et les conditions matérielles ont amené la mise en place d'une forme de démocratie directe où tout se veut reposer sur l'initiative des citoyens. Dans chaque ville et village existait un Conseil de tous les groupes politiques, un Conseil de coordination des associations et un Conseil de financement qui par absence de système bancaire consignait chaque transaction.
Ces
branches autonomes informaient les dirigeants sur la situation et
permettaient un fonctionnement en parallèle des différentes
institutions. Chaque institution avait
ainsi un accès direct aux problèmes concrets et aux revendications des
citoyens. Il fallait en effet agir rapidement dans la clandestinité,
dans la crainte des représailles. Il fallait éviter que l'argent soit
concentré, que les élèves n'aient plus de locaux quitte à utiliser des
tentes, que les Albanais manquent de soins médicaux, que les crimes
soient oubliés... L'embargo sur le pétrole imposé à toute la
Yougoslavie, en limitant les possibilités de déplacement avait aussi
rendu nécessaire cette forme d'organisation qui se rapprochait de celle
de la résistance française.
Le fonctionnement du Conseil pour la défense des droits de l'homme et des libertés de Pristina (KMDLNJ) était un bon exemple de cette structure par réseau. (cf. présentation du KPDLNJ)
E |
n réfléchissant sur les moyens d'actions non-violentes offrant une alternative à la logique du "talion", les Albanais du Kosovo ont posé les bases d'un Etat laïc et démocratique tant souhaité depuis des années. Cette réflexion a en effet des racines très anciennes. Il faut remonter à la création de la Ligue de Prizren en 1878 pour retrouver le début des revendications pour un Etat albanais autonome. Plus d'un siècle de tradition résistante ont donc permis cette expérience par bien des aspects exemplaire. La résistance de tout un peuple n'a pourtant eu pour écho que la pusillanime politique des gouvernements occidentaux. " L'organisation c'est notre force, notre âme, notre possibilité " affirmait I.Rugova en 1994...
[11] Ibrahim Rugova (Dir), La question du Kosovo, Fayard, Paris, p.119
[12] l'Assemblée de la République du Kosovo est un parlement unicaméral de 130 sièges, 100 sièges sont pourvus par élection directe et 30 selon un système proportionnel
V |
ous arrivez dix ans trop tard”. Cette réplique amère d’un combattant de l’UCK (Armée de Libération
du
Kosovo) à l’émissaire américain Richard Holbrooke qui demandait s’il
existait un espace de cohabitation avec le pouvoir de Belgrade résume
l’inexorable processus de répression des forces de police serbe contre
les Albanais du Kosovo depuis le retrait du statut d’autonomie de la
province en 89. L’UCK est bien le produit de l’attentisme et de la
vertueuse non-ingérence de la communauté internationale face au régime
d’apartheid orchestré par Milosevic.
A |
lors que la LDK de I.Rugova a été, pendant dix ans, le fer de lance d’une opposition pacifiste au joug serbe, les Accords de
Dayton,
en “omettant” d’évoquer la situation du Kosovo, ont signé la
faillite de cette stratégie et préparé le terrain
à l’expression violente de cette même résistance. Ce n’est qu’au
lendemain de Dayton, en février 96, que les premiers attentats à la
bombe contre des postes de police serbes sont revendiqués et que, le 28
novembre 97, “l’Armée de l’ombre” s’est autorisée une apparition
publique lors de l’enterrement d’une victime albanaise en appelant la
population à réagir. Le régime de Belgrade va réprimer dans le sang les
prémices de l’émancipation d’une population asservie, justifiant ses
offensives militaires par l’argument du terrorisme et disqualifiant
ainsi l’UCK auprès de la communauté internationale. Ce sera le début d’une
lutte de guérilla pour l’indépendance de la province que vont
plébisciter et porter à bouts de bras des pans de plus en plus massifs
de la société albanaise, qui sans pour autant désavouer Rugova, se sont
lassés
d’une politique non violente confortablement ignorée par les occidentaux.
L’ |
obscurité a longtemps plané autour des origines de l’UCK jusqu’à faire dire au modéré Rugova qu’il n’excluait pas que ce soit “une manœuvre des services secrets serbes” ; Néanmoins la large adhésion recueillie auprès des kosovars a largement invalidé cette thèse en donnant les moyens à la résistance albanaise de relever la tête et de croire en la maîtrise de son destin. De manière plus probable, c’est le “Mouvement Populaire pour la République du Kosovo” (LPRK) né de la fusion de quatre groupuscules d’extrême gauche, qui aurait constitué le noyau dur de l’UCK dès 92. Il lui aurait fourni ses cadres politiques en
même
temps que des relais à l’étranger, par l’intermédiaire de ses militants
émigrés. Le tournant militaire intervient au printemps 98 face à la
multiplication des attaques serbes contre des villages albanais de la
Drenica qui tuent des dizaines de kosovars. “Belgrade en choisissant la politique du bâton est le meilleur sergent recruteur de l’UCK” déclarait alors un diplomate occidental. En quelques
mois, ses effectifs passent de quelques centaines à quelques milliers
de combattants issus de la population locale et de la diaspora. Un
impôt “volontaire” solidarise les communautés albanaises émigrées et
permet une croissance des moyens financiers ainsi que la mise en place
de filières d’approvisionnement en armes. Trois mois de trêve à la
suite de l’accord de cessez le feu de septembre 98 ont permis à l’UCK
de se restructurer et d’intégrer récemment d’anciens cadres militaires
albanais de l’armée yougoslave. Equipée surtout d’armes légères et mal
organisée, l’UCK n’a pas les moyens de résister à la suprématie
militaire de l’armée yougoslave. Imaginant encercler les villes par le
contrôle des campagnes, l’UCK se trouve condamnée à la guérilla, et
confinée dans les forêts et les montagnes, coupée de tous les corridors
d’acheminement passés sous contrôle serbe. La guerre des peuples qui se
perpétue au Kosovo pose à l’Armée de Libération le problème aigu des
personnes déplacées dont elle doit assurer la gestion matérielle et qui
participe à l’affaiblissement et à la déstabilisation de ses rangs.
“L’UCK est une armée née du peuple, soutenue par le peuple et qui combat pour son peuple” selon Adem Demaci, l’un des anciens représentants de l’UCK, qui précise “l’UCK n’agit pas contre les populations innocentes, mais contre le terrorisme de Belgrade et l’ethnocide au Kosovo”.
Le flou idéologique de l’Armée de Libération a longtemps embarrassé les
observateurs internationaux. Taxée de terroristes, de mafieux, de
maoïstes, de panalbanistes, il semblerait plutôt que l’UCK soit
composée de larges pans de la société civile qui ne revendique rien
d’autre que l’émancipation d’un peuple opprimé. Cette aspiration était
déjà celle de Rugova auquel la population reste fidèle politiquement
alors même qu’elle légitime l’action militaire de l’UCK.
L |
e
couteau sous la gorge à Rambouillet, le front des albanais composé de
représentants de la LDK et de l’UCK a fait preuve de cohérence et de
détermination, faisant acte d’une volonté de pacification. Pourtant, la
clause d’un dépôt d’armes des Albanais face à l’arsenal militaire des
Serbes sans aucune garantie sur un référendum d’autodétermination a été
jugée suicidaire par Adem Demaci qui démissionnait du bureau de l’UCK
au lendemain de Rambouillet. Le recul dont se prévaut la communauté
internationale en prétendant tirer les leçons du conflit bosniaque
semble avoir effacé trop rapidement l’épisode tragique de Srebrenica...